Pourquoi ce blog ?

Nous publions ici les nombreux témoignages reçus dans les jours qui ont suivi le décès d'Andrée Dutreix. C'est aussi l'occasion de retracer et d'illustrer le parcours de cette femme, dont les qualités humaines et scientifiques sont unanimement reconnues et qui a été à l'origine du développement de la physique médicale en France.

Biographie

Andrée Dutreix, "Madame Dutreix", comme on avait coutume de l'appeler, a profondément marqué de sa forte personnalité la naissance et le développement de la physique médicale en France.
 

Première physicienne médicale en France (1952-1962)

À une époque où la radiothérapie se pratiquait exclusivement avec des tubes de rayons X (principalement 200 kV) et des sources de radium, Andrée Sigonneau, âgée de 25 ans, titulaire d'un "certificat d'électronique et radioactivité", est recrutée en 1953 à l'Institut Gustave Roussy (IGR) de Villejuif, pour aider à la dosimétrie du premier accélérateur d'électrons à usage médical installé en France, un bêtatron. Elle devient ainsi la première scientifique non médecin occupant en milieu hospitalier un poste spécialisé dans les aspects physiques de l'utilisation des rayonnements ionisants (radiophysique). 

Elle est rapidement intégrée à la jeune équipe médicale dynamique chargée de la mise en œuvre du bêtatron. Avec cet appareil qui produit des rayons X de haute énergie (24 MV), tout est à inventer. Cette équipe, dirigée par le professeur Maurice Tubiana qui est rejoint notamment par Bernard Pierquin et Jean Dutreix , n'est pas en reste et se positionne d'emblée au plus haut niveau international. En 1954, Andrée épouse Jean Dutreix, ingénieur diplômé de l'Institut Electrotechnique de Grenoble (aujourd'hui IMP-UGA) ayant complété sa formation par des études de médecine avec une spécialisation en électroradiologie. Andrée et Jean formeront un couple exemplaire de scientifiques de haut niveau, réussissant à combiner harmonieusement vie familiale et vie professionnelle.

Chef de l'unité de radiophysique de l'Institut Gustave Roussy (1963-1988)

En 1962, un embryon de service de radiophysique prend naissance à l'IGR avec le recrutement de Jean Chavaudra*, jeune ingénieur diplômé de l'Ecole Supérieure d'Electricité. À l'exception du centre anticancéreux de Caen qui vient de recruter José Bloquel, il n'y a pas d'autre poste de radiophysicien en France. C'est en 1963 qu'est publié le livre "Bases Physiques de la Radiothérapie et de la Radiobiologie" dont les principaux auteurs sont Maurice Tubiana, Jean et Andrée Dutreix. C'est un ouvrage de référence qui deviendra la "bible" pour les générations suivantes de radiophysiciens.

Au cours des années suivantes, au sein du "département des radiations" dirigé par Maurice Tubiana, l'unité de radiophysique se développe et se structure progressivement. Andrée Dutreix qui a acquis des connaissances et une compétence indiscutables pour tout ce qui touche à la dosimétrie, en a la totale responsabilité. "Madame Dutreix" dit ce qu'elle pense et sait se faire respecter, tout en restant attentive aux soucis de chacun et en insistant sur la priorité à accorder aux patients. Elle participe à des réunions internationales – notamment en liaison avec l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AIEA) – où elle est écoutée et appréciée.

Même si les besoins les plus évidents sont en radiothérapie, l'équipe de l'IGR s'intéresse aussi au radiodiagnostic et à la médecine nucléaire et de fait, sous l'impulsion de Maurice Tubiana et d'Andrée Dutreix, le premier poste de physicien spécialisé à plein temps en médecine nucléaire est créé en 1975 avec le recrutement de Bernard Aubert.

Création d'une filière spécifique pour la formation des physiciens d'hôpital (1970)

Avec le développement des hautes énergies, accélérateurs linéaires et appareils de télécobalt, le besoin en "physiciens d'hôpital" se fait de plus en plus pressant. À la fin des années 1960 quelques postes sont créés. Un arrêté de 1969 impose, pour tout accélérateur (> 1 MeV), de disposer à plein temps d'un "physicien spécialisé agréé par le ministère"; mais aucune formation structurée n'existe. Les physiciens des universités considèrent que la physique appliquée à la médecine n'est pas digne d'intérêt et les facultés de médecine rechignent à faire appel à des scientifiques non médecins pour leurs enseignements. À Toulouse, un laboratoire du Centre de Physique Atomique créé en 1957 et dirigé par le professeur Daniel Blanc, s'intéresse à la détection et à la dosimétrie des rayonnements. Ses chercheurs ont utilisé le faisceau du bêtatron de l'IGR pour faire des mesures. Il y a donc là un vivier de jeunes étudiants disponibles pour occuper des postes en milieu médical, mais ils sont insuffisamment formés. C'est avec enthousiasme qu'Andrée Dutreix répond favorablement à la proposition de Daniel Blanc de créer un Diplôme d'Études Approfondies (DEA) spécialisé en "physique radiologique". C'est chose faite en 1970. La partie théorique est enseignée à Toulouse, et la partie médicale et pratique est enseignée à Paris – en particulier dans les locaux de l'IGR – avec notamment l'implication de Jean Chavaudra. Ce montage bancal, très critiqué mais résultant d'un choix pragmatique, a tenu bon grâce aux personnalités des deux fondateurs et a perduré jusqu'à la disparition des DEA remplacés en 2003 par les maitrises en deux ans. Environ 600 physiciens seront formés au cours de ces 33 années dont la moitié occuperont des postes en milieu médical.

Contribution au développement de la physique médicale au niveau international

Sur le plan scientifique, Andrée Dutreix s'est intéressée à tous les aspects de la physique médicale et il est impossible de tout citer. Dès 1967 elle avait mis au point elle même un programme de calcul de dose en curiethérapie qui a constitué le point de départ du système de Paris développé avec Bernard Pierquin et qui a été repris dans un ouvrage plus général intitulé "dosimétrie en curiethérapie", publié en 1982 avec Ginette Marinello et André Wambersie. En radiothérapie externe Andrée Dutreix s'est impliquée dans les premiers protocoles de détermination de la dose de référence et a publié des articles princeps sur la notion de précision en radiothérapie. Bien que n'ayant jamais fait partie du bureau, elle a joué un rôle très important dans la création en 1980 de l'European Society for Therapeutic Radiology and Oncology (ESTRO) avec laquelle elle a étroitement collaboré, organisant des cours et insistant sur l'importance de réunir dans une même société médecins et physiciens, ainsi que sur l'apport des femmes à la science et à la médecine.

Professeur en Belgique, à l'université de Louvain (1988-1998)

En 1988, Jean Dutreix prend sa retraite. Andrée a alors 60 ans. Elle quitte aussi l'IGR mais reste active en acceptant, à temps partiel, un poste de professeur invitée à l'Université de Louvain, elle qui n'avait jamais obtenu de poste de professeur en France. Elle supervise les travaux des physiciens locaux, les aidant dans leurs publications et est aux premières loges pour continuer à s'investir dans l'ESTRO dont le secrétariat est assuré par une équipe rattachée à Louvain. Elle assure en particulier la coordination du booklet n°3 (1997) consacré au calcul des unités moniteurs dans les faisceaux de haute énergie. En 1998, elle est très touchée par le décès, à l'âge de 54 ans, d'Emmanuel Van der Schueren, principal fondateur de l'ESTRO, qui lui avait proposé le poste de Louvain. Elle prend alors du recul et se retire, avec son mari, à l'Ile d'Yeu pour laquelle ils avaient eu le coup de foudre.

La retraite à l'ile d'Yeu

Andrée et Jean continueront à profiter de leur retraite et auront grand plaisir à garder le contact et à inviter leurs anciens collègues devenus de véritables amis dans "leur" ile. Ils les recevront avec beaucoup de gentillesse et une très grande simplicité. L'hospitalité d'Andrée ne faiblira pas après le décès de Jean en 2019.

Hommages

L'apport d'Andrée Dutreix à la physique médicale a été largement reconnu au niveau national et international. Elle a été nommée chevalier de la légion d'honneur en 1981, puis promue officier en 2009. Entre autres distinctions, elle a reçu le prestigieux Breur Award de l'ESTRO en 1984, été nommée membre honoraire de l'American Association of Physicists in Medicine (AAPM) en 1991, a reçu la médaille Antoine Béclère en 1993 et le prix Maria Sklodowska Curie de l'Organisation Internationale de Physique Médicale (IOMP) en 2003. Un institut de cancérologie de Dunkerque inauguré en sa présence en 2013 porte son nom.

La nature des nombreux témoignages de ceux qui l'ont connue montre à quel point son rôle a été déterminant pour la carrière de nombreux physiciens formés entre 1970 et 1990.

Jean-Claude Rosenwald
3 novembre 2023

* Jean  Chavaudra est décédé en  avril 2020 (voir sa biographie)